179 millions. C’est le nombre de bouteilles de whisky consommées l’an dernier dans l’hexagone. Les Français compte parmi les plus grands consommateurs au monde, longtemps premiers. Nous importons ce spiritueux d’Ecosse, d’Irlande, des Etats-Unis et même du Japon… mais il y a aussi du whisky français ! La première cuvée, bretonne, date des années 80 et n’a pas tardé à faire des petits. Les distilleries poussent les unes après les autres, de la Picardie à la Corse. Le whisky français est en pleine ébullition, ou plutôt les whiskies français, car aucun ne se ressemble.
En arrivant à Lannion par la route de Guingamp, la double voie s’arrête brutalement. Au rond-point qui marque l’entrée de la ville bretonne, un petit panneau indique “distillerie Warenghem”. C’est là qu’a élu domicile le plus ancien producteur de whisky français. En 1901, la famille Warenghem quitte le Nord-Pas-de-Calais pour distiller des eaux-de-vie de fruit près de la Côte de Granit rose. Mais ce n’est qu’en 1983 que le gérant d’alors, Gilles Leizour, se penche sur l’idée d’un whisky français. “Mon beau-père cherchait à diversifier la distillerie”, explique David Roussier qui dirige aujourd’hui l’entreprise de seize personnes. “Il s’est dit : la Bretagne est celte, tout comme l’Irlande ou l’Ecosse et la France a toujours été le premier marché pour le whisky dans le monde, alors… pourquoi pas ?” raconte le PDG. Une manne quand on sait que les Français consomment chaque année l’équivalent de plus de deux bouteilles par tête.
Une histoire bretonne puis française
Le producteur breton sort son premier blend* en 1987. Les débuts ne sont pas évidents : “A l’époque, la France consommait 90% de blends, souvent bas de gamme, mais ça ne correspondait pas avec l’image de qualité que les gens se faisaient d’un whisky breton”, détaille David Roussier. Quelques années plus tard, Warenghem propose un single malt*, Armorik. Le succès est au rendez-vous.
Aujourd’hui la distillerie bretonne vend 250 000 bouteilles par an et exporte jusqu’au Canada ou même en Afrique du Sud. “Ce ne sont pas des quantités énormes, tempère David Roussier, quand on arrive sur un nouveau marché, les gens ne se disent pas ‘ah chouette du whisky français !’ mais ils sont curieux et, finalement, ils y reviennent.”
Quand on arrive sur un nouveau marché, les gens ne se disent pas ‘ah chouette du whisky français !’ mais ils sont curieux et, finalement, ils y reviennent.” David Roussier, gérant de la distillerie Warenghem
Tout était là, il suffisait de s’y mettre
La première part de marché de la distillerie Warenghem reste la Bretagne où se vendent 50% de ses whiskies. “La production française est avant tout absorbée très localement car il y a une forte demande”, avance Philippe Jugé. L’auteur du Whisky pour les nuls et ancien éditeur délégué de Whisky Magazine a créé il y a deux ans la Fédération du whisky de France pour rassembler les forces vives. Cet inconditionnel des spiritueux conserve d’ailleurs chez lui plus de 700 références françaises, “pour garder une trace de ce qui se fait” dit-il. En 30 ans, une cinquantaine de distilleries se sont mises au whisky “dont une vingtaine qui attendent leur première bouteille” estime le directeur. La législation européenne impose de faire vieillir son eau-de-vie trois ans minimum dans des fûts pour obtenir l’appellation whisky.
Ci-dessous, Nicolas Julhès, qui a créé la seule distillerie présente à Paris, nous explique la fabrication du whisky.
Pourquoi les Français ont-il attendu si longtemps pour se mettre au whisky ? “Dites-moi si vous trouvez quelqu’un qui vous donne la réponse !” lance en riant Philippe Jugé tant les explications restent variées. Mais à la question pourquoi les Français se lancent-ils aujourd’hui, la réponse ne se fait pas attendre : “Nous avons la chance d’avoir l’ensemble de la filière pour produire du whisky. Les céréales : nous sommes le premier pays producteur de malt* ; pour la distillation nous avons 2000 alambics en fonctionnement, c’est énorme ; la tonnellerie et les forêts bien sûr ; le vieillissement sous bois que ce soit pour le vin ou d’autres spiritueux… donc on a l’ensemble des caractéristiques pour faire de très bons whiskies !” affirme le directeur.
“Nous avons la chance en France d’avoir l’ensemble de la filière pour produire du whisky.” Philippe Jugé, directeur de la Fédération du whisky de France.
Parmi les producteurs, il y a quelques novices du monde de l’alcool mais on dénombre surtout trois grands groupes d’acteurs : “Il y a les distilleries historiques, souvent d’eau-de-vie de fruit comme Rozelieures en Lorraine ou d’autres alcools un peu passés de mode. Ensuite avec le boom des brasseurs de bière, beaucoup se sont aussi mis au whisky puisqu’il faut d’abord faire une sorte de bière pour faire du whisky et le dernier groupe ce sont ceux qui sont parti d’une page blanche. A ces trois catégories, il faut aussi ajouter une poignée de vigneron”, liste Philippe Jugé.
Une production locale et souvent artisanale
Dans le sud de l’Aveyron se trouve le village de Broquiès, 600 âmes. Là, le domaine de Bourjac produisait du vin jusqu’à ce qu’Olivier Toulouse, qui a pris la suite de son grand-père, se mette au whisky en 2000. “C’est un peu un hasard, j’étais avec mon oncle – grand amateur de whisky -, il m’a fait découvrir toutes sortes de whiskies, tourbés, salés… Je me suis pris de passion” raconte l’ancien viticulteur qui a arrêté le vin il y a un an pour se consacrer au whisky.“Malheureusement il n’y a pas de recette qu’on peut trouver dans les livres ou sur internet donc j’ai tâtonné. J’ai même commencé avec une marmite pour voir, j’avais fabriqué une sorte de serpentin”, explique-t-il en souriant avant d’ajouter : “Ensuite la marmite a grandi et on l’a remplacée par un alambic”. Cet alambic en cuivre et briques rouges datant des années 30, Olivier Toulouse est allé le chercher à Cognac, l’a démonté puis remonté brique par brique dans une petite grange sur les hauteurs aveyronnaises ayant appartenu à son grand-père. Au-dessus de la porte, l’inscription 1882 gravée dans la pierre grise est presque effacée.
Sa formation de viticulteur sert encore à Olivier Toulouse : “Dans la fermentation par exemple, ça me donne une patte particulière je pense”. Son whisky vieillit d’ailleurs dans des tonneaux qu’il utilise une première fois pour son apéritif de châtaigne et vin cuit. “Mais si je ne vous l’avais pas dit, vous n’auriez jamais senti la châtaigne” affirme-t-il au moment de la dégustation (rassurez-vous, l’auteur de ces lignes ne conduisait pas la voiture pour rentrer). Sa production est très limitée, quelques centaines de bouteilles par an, et vendue majoritairement en Aveyron et dans les départements voisins. “J’ai aussi des points de vente sur Paris mais je ne démarche pas de clients, car je ne pourrais pas assurer la production en termes de quantité” explique le producteur qui ne vit pas de sa distillerie et travaille à côté.
La production française est encore restreinte, ce qui n’assure pas toujours la constance. “Lorsque vous arrivez à l’étape d’assemblage des fûts, ça peut poser problème” explique Christine Lambert, qui officie à Whisky Magazine et Slate,avant d’illustrer ses propos : “Si vous assemblez 200 barriques et qu’une n’est pas à la hauteur, ce ne sera pas bien grave, mais si vous n’avez que trois fûts à marier et que l’un d’entre eux n’est pas terrible, le résultat s’en ressentira.”
Un paysage en pleine mutation
L’intérêt international commence malgré tout à poindre. Cyrille Mald est l’auteur de l’ouvrage Iconic Whisky, vendu dans 26 pays. “Je vais bientôt intervenir dans un concours mondial en Bulgarie et on m’a demandé de faire une présentation sur le whisky français.” Le spécialiste reconnait la grande diversité du whisky français “et quelques très bonnes distilleries aujourd’hui” mais pour lui, “le whisky breton ressemble d’avantage à ce que l’on fait en Ecosse et le whisky alsacien à ce que l’on fait en Allemagne. Il n’y a pas de spécificité du whisky français mais plutôt des spécificités régionales, selon leur géographie et leur expérience locale en matière d’alcool.”
“Il n’y a un pas un whisky français mais des whiskies de France”, Philippe Jugé, président de la Fédération du whisky de France.
C’est pour cela que Philippe Jugé a tenu à appeler la fédération du whisky de France et non du whisky français : “Il n’y a un pas un whisky français mais des whiskies de France”, affirme-t-il.
Les boutiques parisiennes de La Maison du Whisky, qui fournit également divers établissements en spiritueux, proposent une dizaine de références tricolores. Le vendeur Matthieu Acar s’est spécialisé en whisky français et a co-fondé un site dédié au sujet. “Aujourd’hui, à l’instant T, deux mots me viennent à l’esprit pour définir le whisky français : artisanal et innovation. Je crois que la plus petite distillerie écossaise fait la taille de la plus grande en France… Et nous avons vraiment cette notion, presque mystique en France, de terroir. Comme pour la gastronomie.” Le responsable poursuit : “Il y a une formidable innovation avec des personnes qui vont faire du whisky avec des céréales cultivées à 900 mètres d’altitude au domaine de Hautes-Glaces en Isère, ou encore avec des pseudo-céréales comme la distillerie des Menhirs en Bretagne et son whisky de sarrasin.” Même s’il nuance : “Je ne suis pas whisky français béa, il y a parfois des ratés parmi ces expériences.”
Un signe pourtant que le whisky français ne prête plus à sourire, la demande grandit à La Maison du whisky : “Avant nous avions des clients qui trouvaient ça sympa d’offrir un whisky alsacien à un ami alsacien, raconte Mattieu Acar, Personne n’entrait dans la boutique pour demander spécifiquement du whisky français. Aujourd’hui c’est monnaie courante, pas quotidien mais au moins hebdomadaire.” La progression est d’ailleurs plus importante à la boutique sur les whiskies français que les autres provenances.
Christine Lambert est également persuadée du potentiel français : “Il existe en France une grande diversité d’outils et de traditions de distillation… La règlementation y est également un peu plus permissive qu’en Ecosse pour le moment, ce qui favorise l’innovation, notamment dans les maturations. Et en matière d’élevage, d’assemblage, certaines distilleries utilisent le savoir-faire de maîtres de chai venus du vin, ce qui se fait très peu en Ecosse par exemple”, détaille la journaliste. Cette diversité, la jeune Fédération du whisky de France veut la promouvoir mais aussi rassembler les classes pour mieux définir les futures lignes de la production française. Pour le moment, il suffit que le whisky soit mis en bouteille en France pour pouvoir s’arroger l’appellation de whisky française. “Il existe bien quelques pirates mais on tente de faire savoir qui joue le jeu” martèle Philippe Jugé qui réactualise régulièrement la carte des distilleries où le terme made in France n’est pas galvaudé. Avec 30 distilleries qui commercialisent leur whisky, une vingtaine qui attendent la maturation de leurs premiers fûts, et une dizaine de projets déclarés, la production bleu blanc rouge s’installe bel et bien dans le paysage.
Solène de Larquier
Quelques précisions lexicales :
*Un whisky blend est un assemblage d’eaux-de-vie de différentes céréales (seigle, blé, maïs, etc.) et peut provenir de plusieurs distilleries.
*Single malt se dit d’un whisky qui provient d’une seule distillerie et qui est fabriqué uniquement à partir d’orge malté.
*Le malt s’obtient à partir d’une céréale (en général l’orge ou le seigle) que l’on a fait germer puis sécher en la chauffant ou en la fumant (avec de la tourbe en combustion par exemple). Cette opération va pousser la céréale à produire du sucre, ce qui rendra possible ensuite la transformation en alcool.